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Vous avez beau ne pas vous occuper de politique, la politique s'occupe de vous tout de même.
Charles de Montalembert.
Bagdad, mars 1920
Quatre mois avaient passé.
Les braseros ne rougeoyaient plus dans les maisons, le printemps rayonnait. Glorieux et terriblement chaud.
Le papier beige du télégramme frémissait dans les mains de Salma, l'épouse de Nidal el-Safi. La feuille était parsemée de taches sombres qui commençaient à sécher ; les larmes d'une mère. Elle lisait pour la seconde fois les mots sans arriver à se convaincre de leur sens. Pourtant, ils existaient : son fils Chams que l'on croyait définitivement perdu, était en route pour Bagdad.
Alors qu'il se trouvait en poste à Damas, il avait été fait prisonnier lors de l'entrée de l'armée du prince Fayçal, puis relâché et réengagé avec le même grade dans les forces de celui-ci. Les agents recruteurs du prince avaient jugé que, Irakien de naissance, il ne pouvait qu'être hostile à ses anciens chefs ottomans. En quoi ils n'avaient pas eu tort. Et demain, il serait là. Il arriverait par le train Damas-Bagdad. Les dernières heures d'attente seraient les plus longues.
Assis dans son bureau, Nidal essayait de maîtriser la tension qui n'avait cessé de monter en lui depuis quelque temps. C'est que les événements ne se bousculaient pas seulement dans son cœur, ils s'accéléraient aussi dans le pays. Comme il fallait s’y attendre, les Anglais étaient revenus sur leurs promesses d'assurer à l'Irak un gouvernement autonome, et la question se posait maintenant de savoir si l'heure avait sonné de passer à l'offensive armée contre l'occupant, puisque la résistance pacifique ne donnait aucun résultat. Nidal avait été chargé de tâter le terrain auprès des chefs des anciens vilayets, Kirkouk, Mossoul, Basra et autres, et les tendances qui se dégageaient ne laissaient plus planer de doute : les armes ! Plus question de tergiverser avec ces renards d'Anglais. Les armes et le feu !
*
Le train Damas-Bagdad arrivait à 3 heures de l'après-midi. À 2 heures, la famille El-Safi au grand complet se retrouva devant la gare. Personne ne manquait à l'appel. Tous étaient là, même des cousins, des oncles et des tantes perdus de vue. Le convoi ralentit. Chams se penchait à l'une des fenêtres. À peine l'eut-elle aperçu que toute la famille fit de grands bonds en hurlant de joie. Et le ciel s'enflamma de youyous frénétiques. Seule Salma gardait le silence, le visage inondé de larmes. Tous les passagers avaient quitté la gare que les El-Safi étreignaient encore le voyageur. Il avait maigri. Il paraissait fatigué, un peu plus âgé que ses vingt-deux ans.
La famille prit place dans l’Oldsmobile récemment acquise par Nidal, direction le nord de la capitale.
Le reste de l’après-midi se passa en questions-réponses. Comment Chams avait-il vécu les combats ? L'emprisonnement ? Avait-il été bien traité par les Anglais ? Et Fayçal ? Son armée ? Avait-il mangé à sa faim ?
Ce fut seulement en début de soirée qu'un certain calme reprit possession de la maison.
Nidal et son fils s'étaient installés sur la terrasse qui dominait la ville. La plupart des chefs du mouvement El-Istiqlal les avaient rejoints, parmi lesquels bien évidemment le naquib el Achrâf, Abdel Rahman el-Keylani et son bouillant neveu Rachid. Une légère brise soufflait. Les premières étoiles commençaient à moucheter le ciel.
Abdel Rahman posa sa main sur l'épaule de Chams :
– Tu es absolument certain de ce que tu avances ?
– Oui. Nous sommes faits comme des rats. Fayçal est ni plus ni moins un paltoquet.
Un silence incrédule figea l'assistance.
– Je m'explique, reprit Chams. Fayçal doit tout aux Anglais. Il est devenu leur poupée et fait illusion à l'étranger parce qu'il est le fils de l'émir Hussein, le chérif de La Mecque, et parce qu'il est un chérifi, un descendant du Prophète ; mais son caractère est trop hésitant.
– Il s'est pourtant battu bravement contre les Turcs.
– Entendez-moi bien. Je ne dis pas que c'est un mauvais homme, je dis qu'il est faible.
Le jeune homme fixa son père et demanda :
– Connais-tu un dénommé Jean-François Levent ?
– Bien sûr. Pourquoi ?
Avant que Chams n'eût le temps de répondre, le naquib s'exclamait :
– Levent ? N'est-ce pas ce diplomate français que tu nous as amené un jour ?
Nidal confirma et poursuivit à l'intention de son fils
– Alors ? Qu'en est-il ?
– Figure-toi que j'ai été approché par des officiels français qui avaient été chargés de me retrouver par le général Gouraud en personne.
– Gouraud ? questionna une voix. Le représentant de la France en Syrie ?
– Exact. J'ai appris, plus tard, que ce Levent l'avait prié de retrouver ma trace.
Un sourire de satisfaction éclaira les traits de Nidal.
– Il a donc tenu sa promesse.
– Quel rapport avec Fayçal ? s'enquit Rachid.
– Les émissaires de Gouraud ont parlé pendant le trajet qui nous amenait jusqu'au quartier général des Français. Je les ai entendus dire que l'accord signé en janvier entre Fayçal et Clemenceau avait déclenché la fureur des patriotes Syriens. Des manifestations anti-hachémites[52] ont éclaté un peu partout dans le pays. Personne ne veut de ce texte. J'ai cru deviner qu'il accordait l'indépendance aux Syriens, mais sous tutelle française. Et cela, les nationalistes s'y refusent. En conclusion : pris entre l'enclume française et le marteau nationaliste, Fayçal est perdu.
Le naquib partit d'un éclat de rire et son neveu en fit autant.
– Dis-moi, mon fils, quand as-tu quitté la Syrie ?
Chams hésita devant la mine soudain moqueuse de son interlocuteur.
– Il y a environ quinze jours.
– Tu n'es donc pas au courant des dernières nouvelles.
Abdel Rahman opéra une volte-face vers son neveu, Rachid
– Dis-lui... Dis à Chams.
Rachid s'exécuta.
– Pas plus tard que la semaine passée, le Congrès syrien a adopté une résolution rejetant les accords Fayçal-Clemenceau et proclamé unilatéralement l'indépendance de la Syrie dans ses frontières naturelles, Palestine incluse. Dans la foulée Fayçal s'est fait couronner roi constitutionnel de cette Grande Syrie. Il a désigné Hachem el-Atassi comme Premier Ministre et le docteur Abdel Rahman Shahbandar ministre des Affaires étrangères. Tu vois que tu es en retard, mon ami.
Chams resta bouche bée.
– Vous êtes sérieux ? Je veux dire est-ce que...
– Oui. L'information a été diffusée dans tous les journaux.
Le jeune homme médita un moment avant d'observer.
– Je ne partage pas votre optimisme. Je vois mal les français en rester là. Ils ne lâcheront pas leur proie. On leur a refusé Mossoul : ils prendront la Syrie.
Un nouveau silence retomba.
Un serviteur tout vêtu de blanc posa discrètement sur des plateaux de cuivre ciselé des jus et des mezzés et se retira comme un fantôme. En contrebas, les eaux du Tigre continuaient de couler, indifférentes aux tourments des hommes.
– Tu as peut-être raison, reconnut Rachid. Mais les Français ne pourront gouverner durablement le pays. Vois-tu, Chams, on peut mener un cheval à l'abreuvoir, mais on ne peut le forcer à boire. Et les Syriens ne boiront pas l'eau que les Français leur offrent.
Il ajouta avec passion :
– Nous non plus, d'ailleurs. Sache que depuis le premier du mois, l'ayatollah Shirâzi a promulgué une fatwa interdisant à tous les musulmans d'accepter des fonctions au sein de l’administration anglaise. Et ce n'est qu'un début. Hier, après consultation, nous avons décidé de déclencher un soulèvement général contre la présence de ces infidèles. Garde bien les yeux ouverts, Chams. L'Irak va se transformer en une immense flamme que l'on verra jusqu'à l'Oural.